La transition écologique est engagée

La transition écologique est engagée.

Il est aujourd’hui établi que les crises économiques et financières qui s’enchaînent ne sont pas un accident qu’une régulation permettra un jour d’éviter. « L’être humain est devenu une force géologique capable d’agir sur son environnement, sur le système écologique de soutien de la vie, à l’échelle planétaire » [1].

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Paradoxalement, la nature n’est pas en danger, car les écosystèmes se régulent et s’adaptent par construction. C’est la demeure de l’homme dans la nature, qui est danger.

La transition écologique oblige à trouver un nouvel équilibre entre les firmes, l’Etat, et la population. Il s’agit de faire passer notre société …

• … d’un système dominé par la finance, où les firmes ont besoin des Etats pour prospérer, et les Etats ont besoin des firmes pour se financer, avec la population et l’environnement pour variables d’ajustement, …

vers …

… un nouveau compromis entre les Etats, les firmes et la population, visant à préserver les biens publics et répartir équitablement les bénéfices de la compétition économique.

Les pays les plus avancés ont atteint des revenus élevés. Mais désormais, le bien-être n’augmente plus au rythme du niveau de vie. « Seriez-vous plus heureux si vous étiez plus riche ? [2] » demande le prix Nobel Daniel Kahneman ? Déjà en 1974, Easterlin [3] avait mis en évidence le paradoxe qui porte son nom, suivant lequel une hausse du PIB n’entraîne pas automatiquement une augmentation du bien-être perçu par les individus.

Les pays en développement connaissent une croissance rapide qui a permis de réduire considérablement la pauvreté. Selon la Banque Mondiale, l’extrême pauvreté qui touchait la moitié de la population des pays en développement en 1981 a été ramenée à 21% de la population en 2010 [4]. L’augmentation du niveau de vie suscite naturellement un appétit de consommation qui accélère la croissance du PIB de façon non soutenable. Les pays en développement se dirigent à marche forcée vers des problèmes environnementaux et des déséquilibres internes. La globalisation des échanges favorise le rattrapage des économies en développement qu’espèrent et attendent leurs populations. Mais le « mur de productivité » s’est écroulé [5] : il a longtemps protégé les économies des pays les plus avancés. Les produits fabriqués par une main d’œuvre à bas coût, mais aussi de plus en plus compétente et innovante, se sont répandus dans les pays du nord, provoquant un ralentissement économique et une baisse de l’emploi.

Les réactions des pays du monde face à cette mutation diffèrent selon l’histoire et les contextes politiques. Pour Robert Boyer, un des fondateurs de la théorie de la régulation, il n’y a pas convergence des économies du monde, mais plutôt coexistence de plusieurs modèles économiques différents qui échangent dans la globalisation [6].

Alors que les Etats-Unis poursuivent dans une logique libérale qui maintient des inégalités socialement acceptées, les pays d’Asie investissent des sommes considérables dans les infrastructures, l’innovation, l’éducation, tandis que l’Amérique du sud s’enrichit grâce à la rente tirée de l’exportation de matières premières. Les pays du nord de l’Europe maintiennent un haut niveau de vie et de satisfaction sociale par l’éducation, le développement des compétences et la spécialisation de l’économie. L’Espagne, l’Irlande et le Royaume-Uni finissent de purger les actifs immobiliers et ajustent en baisse les salaires. La France privilégie une protection de la population salariée par les stabilisateurs sociaux, au prix d’une chute de l’investissement et de l’emploi et d’un écart toujours plus grand entre les « insiders », qui ont un emploi, et les autres qui en sont exclus. Il est temps d’aller vers une nouvelle prospérité, qui bénéficiera à tous.

Rechercher la prospérité, mais quelle prospérité ?

Pour l’économiste britannique Tim Jackson , la prospérité « touche à la qualité de nos vies, ainsi qu’à la bonne santé et au bonheur de nos familles, […] à la possibilité de donner et de recevoir de l’amour, de bénéficier du respect de ses pairs, d’apporter une pierre utile à l’édifice de la société, de sentir qu’on appartient à une communauté et qu’on peut lui faire confiance, d’aider à la création du monde social et d’y trouver une place crédible. La prospérité consiste ainsi en notre capacité à nous épanouir en tant qu’êtres humains – à l’intérieur des limites écologiques d’une planète finie. Le défi pour notre société est de créer les conditions dans lesquelles cela devient possible [7] ».

La société n’est pas responsable du bonheur de chacun, mais doit donner à chacun la possibilité de se réaliser en tant qu’être humain. Le bonheur individuel est une question d’ordre philosophique, à laquelle nous n’aurons pas la prétention ici de répondre. Amartya Sen insiste sur les « capabilités [8] » dont les individus disposent pour s’épanouir : ce sont les capabilités au sens de Sen que nous devons identifier et soutenir.

Le nouveau concept de prospérité n’est plus centré sur l’accumulation de « l’avoir », mais sur l’émancipation de « l’être ». La crise économique, écologique et sociale du système capitaliste d’accumulation donne l’opportunité d’une révision de ce que nous croyons être la prospérité et le bien-être. Naturellement il est nécessaire de réduire les inégalités d’accession à « l’avoir » pour pouvoir convaincre les moins favorisés de l’inutilité d’une consommation excessive. La liberté de consommer et de manipuler de l’argent a été et est encore un symbole d’émancipation, qui donne le sentiment d’exister : l’idée que les quantités matérielles ne sont qu’illusion n’est acceptable que pour les personnes qui disposent de plus que l’indispensable.

La mise en cause du paradigme de la croissance est un enjeu d’une extrême difficulté car la consommation et le productivisme sont profondément enracinés dans nos sociétés et notre culture. La consommation garantit la paix sociale, elle alimente le circuit économique qui crée de l’emploi, apporte des bénéfices, paie les impôts. Pour Dominique Méda, elle est dans le modèle actuel « essentielle pour la dynamique sociale, produite, fabriquée et soutenue par les nombreuses institutions qui en vivent ».

C’est pourquoi le changement n’est pas seulement écologique. Il est aussi social.

Agir maintenant

« Nos sociétés [sont-elles] capables de faire tenir ensemble les individus par d’autres moyens que la production et la consommation ? [9] ». Notre pari est que oui ! Nous allons y parvenir en partant du terrain, des initiatives des individus, dont il suffit reconnaître le pouvoir d’agir. « Agir localement donne un visage réel au changement [10] ». Mieux que les dirigeants politiques nationaux et que les firmes internationales, les individus et les communautés sont les mieux à même d’imaginer et de réaliser des projets qui ne se limitent pas au seul développement du capital bâti (logement, infrastructure, énergie, industrie), mais préservent les trois autres types de capital nécessaires à la vie humaine [11] :

- Le capital humain : la santé ; l’éducation, les compétences, la pensée critique, la créativité, la responsabilité.
- Le capital social : les valeurs, les institutions, les relations et les normes démocratiques qui façonnent les interactions sociales.
- Le capital naturel : l’ensemble des écosystèmes, de leurs structures et des processus qui contribuent au bien-être de toutes les espèces vivantes sur la planète.

Suivant le concept de « soutenabilité forte », nous avons la conviction que chacun de ces types de capital n’est en rien substituable à l’autre [12].

Partout les gens prennent conscience du caractère collectif de nos problèmes, du surcroît d’attention qu’il nous faut porter aux biens communs et à la cohésion sociale. « Nous devons entièrement repenser notre économie et reconsidérer ses relations avec le reste du monde, afin de permettre l’émergence d’un modèle mieux adapté [aux] nouvelles conditions de vie sur terre [13] ». L’égalité des chances nécessite une adaptation permanente de la manière dont l’emploi, les revenus, les conditions de travail, les possibilités d’éducation sont distribuées.

L’attention au collectif n’est pas l’affaire de quelques-uns. Elle n’est pas réservée aux institutions publiques, où parfois la spécialisation engendre le corporatisme. Elle est l’affaire de chacun.

Les quatre grands secteurs de l’activité humaine.

L’homme a longtemps consacré son temps et son énergie à la seule survie contre une nature hostile. L’époque industrielle lui a permis de dominer la nature par les techniques et par l’organisation du travail. Au XXIème siècle, la survie n’est plus une préoccupation immédiate pour une majorité (pas tous) des habitants de la planète, même si à plus long terme la survie de tous est menacée par la dégradation de l’environnement et la diminution de la biodiversité. Grâce au progrès technique, la productivité a atteint un niveau tel que des biens de plus en plus abondants sont fabriqués par toujours moins de travailleurs. La division du travail a réduit le champ des tâches des travailleurs et les a éloignés du produit de leur travail. La globalisation a mis en concurrence les territoires, fait disparaître des milliers d’usines et permis aux populations de satisfaire leurs besoins de consommation par l’importation de produits bon marché, toujours plus élaborés, au prix d’une baisse de l’emploi.

Etre libéré du travail devait conduire au bien-être. Mais ceux qui ont été écarté du travail ont été privés de ce qui va avec : l’intégration sociale, les revenus et la possibilité d’un épanouissement professionnel. L’attente de travail est d’autant plus forte qu’on en est privé. Et ceux qui ont un emploi, eux, espèrent « un travail faisant sens, un travail permettant d’exprimer son individualité, mais également de fabriquer une production socialement utile, un travail décent intégré dans le reste de la vie et permettant aux travailleurs de déployer pleinement leurs autres rôles de citoyens, parents et amis, un travail civilisé, bien réparti entre les membres de la société » [14].

Les activités humaines ne se réduisent pas au travail rémunéré. Selon le périmètre qu’on lui donne, la production « domestique » représente une à deux fois le temps de travail rémunéré : alors que dans la France de 2010, le travail rémunéré totalisait 38 milliards d’heures, les activités non rémunérées ont représenté entre 42 et 77 milliards d’heures [15]. « De plus en plus, l’essentiel des relations sociales et personnelles se développe hors du monde du travail. La vie sociale qui, hier encore, était dominée par les rythmes de travail, s’est progressivement structurée autour des rythmes de temps libre, de loisirs, de vacances » [16].

Pour tendre vers un nouvel équilibre des activités humaines, il nous faut reconnaître et faire coexister quatre grands secteurs de l’activité humaine : • Secteur 1. Activités nécessitant des investissements importants en équipements et en machines, avec des unités de grande taille permettant de produire de manière efficiente des biens utiles à tous. Pour la sociologue Juliet Schor, des gains de productivité doivent continuer à être dégagés dans ce secteur de l’économie [17]. • Secteur 2. Activités délivrant sur un territoire des produits et des services marchands faiblement capitalistiques, à forte intensité de main d’œuvre, réalisées dans de petites unités. • Secteur 3. Activités d’autoproduction permettant d’être créatif, de réduire la dépendance des individus et des familles, de « retrouver la liberté de conception, l’autonomie dans les objectifs comme dans les moyens de les réaliser » [18] . • Secteur 4. Activités sociales et familiales.

Le changement qui est amorcé implique de concilier l’initiative individuelle avec le sens du collectif. Les normes de soutenabilité ne seront pas stabilisées rapidement : les acteurs locaux disposeront encore longtemps de marges de manœuvre pour prendre en compte les enjeux écologiques et sociaux et adapter leurs initiatives aux contextes particuliers. C’est pourquoi il revient à chaque individu de faire le choix d’agir selon ses propres valeurs, du moment que ces valeurs prennent en compte l’exigence de soutenabilité.

Notes

[1] Costanza et al, 2013, Vivement 2050 ! Programme pour une économie soutenable et désirable, Veblen, p. 9

[2] Kahneman D et al. Would you be happier if you were richer ? A focusing illusion. Science ; 30/06/2006 ; 30 ;312(5782):1908-10

[3] Easterlin Richard, Does Economic Growth Improve the Human Lot ?, in Paul A. David et Melvin W. Reder, Nations and Households in Economic Growth, New York, Academic Press,‎ 1974

[4] Banque Mondiale, communiqué de presse du 17 avril 2013. La BM précise que 21%, ce sont encore 1,2 milliard de personnes.

[5] Colletis Gabriel, 2012, L’urgence industrielle !, Le bord de l’eau, p. 39

[6] Boyer Robert, 2005, Alternatives Economiques Poche n° 021 – novembre 2005

[7] Jackson Tim, 2010, Prospérité sans croissance, De Boeck, 248 p

[8] Sen Amartya, 2000, Repenser L’inégalité, Edition Points, p. 244

[9] Méda Dominique, 2013, La mystique de la croissance, Flammarion, p. 243

[10] Manier Bénédicte, 2012, Un million de révolutions tranquilles, comment les citoyens changent le monde, Les liens qui libèrent, 328 p.

[11] Costanza et al, op. cit., pp 78-92

[12] Par exemple, la construction de logements pour des familles modestes ne compense pas la destruction des espaces naturels qu’elle implique ; un effort d’éducation ne peut pas compenser une augmentation de la pollution

[13] Costanza et al, op. cit., p. 9

[14] Méda Dominique et Vendramin Patricia, 2013, Réinventer le travail, PUF, p 241

[15] Roy Delphine, 2012, Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010, INSEE Première n° 1423, 11/2012

[16] Méda Dominique, 2003 , Manquons-nous de temps ?, UQAM, Interventions économiques, 31

[17] Schor Juliet B., 2013, La véritable richesse. Une économie du temps retrouvé, Editions Charles Léopold Mayer, 260 p

[18] Méda Dominique, 2013, La mystique de la croissance, Flammarion, p. 248